9
« Je sais que j’aurais dû vous en parler plus tôt. Je suis navré. Ça m’a fait plaisir que Léo Faulcon vous suggère de partir directement en mission. Je pensais que cela vous aiderait à vous accorder psychologiquement avec Kamélios, à comprendre ce lieu dans une certaine mesure. Et puis j’ai pensé qu’il serait facile de vous parler de Mark, de la mission, de moi… de la raison pour laquelle je n’ai pas pu empêcher la mort de Mark. Mais ce n’était pas facile. J’aurais dû vous parler dès votre arrivée. Je dois avouer que, même maintenant, j’ai peur de vous parler. Je me demande ce que vous pensez de moi… »
Kris, tendu, regardait son commandant. Pendant quelques minutes la conversation avait été forcée, sans intérêt. Ensavlion semblait incapable de regarder Kris Dojaan, mais il lui jetait à la dérobée des petits coups d’œil et des sourires. Il semblait chercher à gagner la sympathie du jeune homme si sévère, passif et gêné ; du moins une réaction amicale. En fait, Kris était embarrassé. Et aussi en colère. Il était troublé. Ce monde et ses habitants le troublaient plus que tout. Si Ensavlion voulait bien accoucher de ce qu’il avait à dire, il rendrait les choses plus faciles pour tout le monde. Si seulement il disait :
« Je l’ai laissé mourir j’ai fui mes responsabilités, je suis coupable, je lui ai tiré dessus, je l’ai poussé… » Si seulement il avouait ce qui rongeait son âme, l’atmosphère de la pièce s’en trouverait adoucie, et Kris pourrait se détendre ; peut-être alors pourraient-ils discuter sagement d’un homme brave, d’un homme « mort », ou plus précisément d’un homme qui avait disparu dans le temps. Mark n’était pas revenu ; ce n’était pas lui le fantôme. C’était un rêve stupide, une lubie de première grandeur. Néanmoins, Mark restait un survivant, et si quelqu’un devait survivre à un futur ou à un passé hostile, Kris était certain que ce serait Mark. L’instinct de survie de son frère était bien plus grand que celui de Léo Faulcon ou de Lena Tanoway… bien plus grand. Il pensa un instant à Faulcon, un instant fugace, un instant incommodant dans le silence qui suivit la confession maladroite et guindée d’Ensavlion. Pauvre Faulcon. Pauvre homme. Il se sentait proche de Léo, assez proche pour le considérer comme un ami. Il éprouvait une sympathie pour lui qu’il n’aurait jamais pu éprouver pour Lena. La transpiration lui picotait le visage. Il tenta d’écarter cette horrible pensée et reporta son attention vers le commandant Ensavlion.
« Vous comprenez, je l’ai envoyé en mission. Je l’ai envoyé en mission en sachant que ce n’était pas sûr. Il n’y avait pas eu de vent important depuis des semaines, mais des séries de rafales soufflaient dans la vallée, totalement imprévisibles. Vives, nettes, rapides comme l’éclair. Elles annoncent souvent un gros vent. Des structures apparaissaient dans la vallée avant de disparaître de nouveau au bout de quelques heures seulement. Je brûlais d’envie de tout contempler, d’entrevoir tout ce que rejetait le temps, j’ai envoyé beaucoup d’hommes en mission. La plupart ne tenaient qu’une heure dans le rift, puis fuyaient. Mark avait de la volonté, et il suivait le règlement à la lettre. Je lui ai dit de sortir, et il est sorti. Lorsque le vent est arrivé il s’est fait surprendre… il s’est fait avoir. » Ensavlion jeta un coup d’œil à Kris, le visage livide, les yeux ternes derrière des paupières fatiguées. « Personne n’a rien pu faire. J’en suis convaincu. Il n’y avait rien à faire. Vous devez me croire. S’il avait été possible de sauver votre frère, vous vous doutez bien qu’il s’en serait tiré. Vous savez cela, j’en suis sûr… »
Il regardait Kris bizarrement. C’était un regard franc, inquisiteur. Il voulait que le garçon réagisse. Il voulait qu’il flatte sa psyché, un mot aimable, un geste d’indulgence.
Kris, conscient de l’injustice de ses sentiments, ne voulait cependant pas mettre Ensavlion à l’aise. Il ne parvenait pas à croire que l’homme tremblant, faible et craintif était son commandant de section, le chef de la mission qui avait fait franchir à Mark sept cents années-lumière ; et qui avait poussé Kris à suivre la même route interstellaire afin de prendre la place de son frère.
« Je suis sûr que vous avez fait tout votre possible, dit-il. Je ne comprends pas pourquoi vous avez le sentiment d’avoir échoué. »
Ensavlion fit maladroitement les cent pas devant le garçon assis.
« Il savait que j’avais tort de l’envoyer en mission. Mais il est tout de même sorti, lui comme les autres… j’oublie leurs noms. Après cela, nous avons essayé d’oublier, de nous sortir cette idée de la tête. Je n’avais cure de sa sécurité, mais il n’a jamais trouvé les mots, ou n’a jamais eu assez d’esprit rebelle en lui, pour corriger mes instructions.
— C’est une erreur de guerre, commandant. Chaque commandant est responsable de la vie et de la mort de ses hommes, mais ce n’est pas comme si vous l’aviez poignardé. Vous avez eu tort, et mon frère s’est fait prendre au dépourvu ; si j’étais convaincu de sa mort, j’éprouverais un peu plus d’amertume à votre égard. Mais il n’est pas mort. Je le sais. »
Ensavlion s’esclaffa, apparemment soulagé (peut-être du tour que prenait la conversation). Il appréciait sans doute aussi le soutien dogmatique de Kris pour ce qui devait sûrement se révéler une cause perdue.
« Vous voulez parler du fantôme desséché de la vallée… eh bien, j’apprécie votre enthousiasme, et votre imagination, mais il faudrait vraiment songer à… » Kris l’interrompit.
« Ce n’est pas le fantôme. Non… Je le sais maintenant. Je me rends compte que j’avais tort et ça me met en colère. Mark n’est pas le fantôme… » Il caressa l’amulette autour de son cou. Son contact froid et lisse le rassura ; Ensavlion suivit des yeux ce geste imperceptible. « Le fantôme m’a dit quelque chose… Je sais que mon frère est en vie. Quant à savoir si je pourrai le retrouver, c’est une autre histoire. »
Kris s’amusa de l’expression consternée qu’arbora le visage autrement terne et impassible de son commandant de section. Ensavlion s’éloigna du poste de télé, les mains derrière le dos. Il se retourna d’un air théâtral et plongea son regard dans celui de Kris.
« Vous insinuez que vous avez parlé à cette personne ?
— Pas vraiment parlé. Disons qu’on a échangé des cris, des bribes de mots, des phrases. Ce fantôme est une épave temporelle plutôt peu encline à communiquer. On a suffisamment discuté, cependant, pour que je verse une larme ou deux : une de chagrin, une autre de joie. Je n’ai pas reconnu mon frère chez ce fantôme, mais j’ai senti qu’il me transmettait son identité. Lorsque j’étais sur Automne d’Oster, le monde d’où je suis originaire, et qu’on nous a appris la mort de Mark, j’avais déjà rêvé de lui, et après cette nouvelle mes rêves se sont faits plus insistants. Je l’entendais parler. J’en suis convaincu. J’ai ressenti la même chose en arrivant ici. Parfois, j’entendais Mark m’appeler, un appel puissant, désespéré. Il était vivant, mais prisonnier. Le fantôme relayait son pouvoir télépathique…
— Pouvoir télépathique ?
— Peu importe. Je connais l’étendue de mes sens, commandant. Je n’essaie pas de les restreindre par la raison. Quand je sens quelque chose, je le sens. Je ne commence pas à me demander si je le sens avec mon nez, avec mon lobe olfactif, ou même si je l’ai réellement senti. Si je sens quelque chose, c’est à cause d’associations visuelles inconscientes. Quand quelque chose pue, ça pue. Quand quelqu’un communique avec moi par l’esprit, il communique avec moi par l’esprit. »
Il fronça les sourcils, puis sourit en avisant l’expression cynique d’Ensavlion.
« J’essaie seulement de dire que je suis l’esclave de mes stimuli sensoriels et je ne m’en soucie pas. C’est ça qui me motive de même que ça a motivé plus d’un prétendu cinglé à travers les siècles quand les gens se moquaient de la téléportation – vous vous rappelez ? – alors qu’aujourd’hui certains environnements planétaires accroissent ce pouvoir. Autrefois, les gens ne croyaient pas non plus qu’il y ait jamais eu de créatures divines sur Terre, alors qu’aujourd’hui on communique avec elles. Elles vivaient simplement en décalage par rapport à l’humanité, ces mêmes entités qui ont inspiré toutes nos légendes et nos mythes. »
Ensavlion acquiesçait par des hochements de tête, lui accordant ce point.
« Et enfin, bien sûr, les gens méprisaient autrefois aussi l’idée du voyage dans le temps. »
Les sourcils d’Ensavlion s’arquèrent légèrement.
« Nous n’en sommes toujours pas certains, vous savez. Rien ne prouve que le phénomène que nous observons dans la vallée, sur le monde de VanderZande, n’est pas quelque chose d’autre, une illusion sensorielle ou spatiale.
— Vous croyez vraiment cela ? Vous croyez vraiment en une illusion cosmique ?
— Non », répondit Ensavlion en s’essuyant le visage de la main et en lissant ses cheveux en arrière ; il avait de nouveau chaud. « Je n’y crois pas car je les ai vus, les responsables de ces effets, les voyageurs. J’ai vu leur machine. Mais malgré ce que prétendent mes collègues, je ne suis pas sourd à leurs arguments, ni à ceux qui contestent l’acceptation pure et simple que les vents du temps sont des vents qui voyagent à travers le temps. »
Kris considérait sa propre expérience avec suffisance.
« Il s’agit bien de voyage dans le temps. Vous avez raison et ils ont tort. J’en suis convaincu, et j’ai parlé à quelqu’un qui traverse le temps aussi facilement qu’on traverserait un pont. Voilà pourquoi la mission Attrapevent est si importante. Voilà pourquoi je m’étonne que personne n’y soit encore parvenu.
— Ah… »
Ensavlion se tourna de nouveau, réfléchissant à cette phrase avec un air proche de l’embarras.
« Oui, vous avez raison de vous interroger. Votre frère faisait partie de l’équipe originelle. Il était ici depuis plusieurs mois, et pourtant la mission n’a pas abouti ; plusieurs mois se sont écoulés depuis sa disparition, et nous en sommes toujours au même point. »
Lorsqu’il parut évident à Kris qu’Ensavlion se contenterait d’énoncer des généralités, il protesta.
« Pourtant, je vois sans cesse des hommes dans le rift. Dehors, la nuit dernière, j’ai aperçu du mouvement. Ce n’était pas comme d’habitude une silhouette solitaire courant le long de la vallée. C’était vous, je crois.
— Moi ? »
Ensavlion sourit.
« J’avoue que je passe beaucoup de temps là-bas, c’est vrai. Mais continuez donc. Vous avez vu des hommes. Des hommes en combinaisons-R ?
— Évidemment.
— Des hommes et des femmes en combinaisons-R, pour être précis. C’est l’équipe en question. Régulièrement, quand des tourbillons se produisent, ou que des nuages noirs se forment, ou qu’apparaissent des perturbations électriques, qui parfois, mais pas toujours, présagent un vent du temps… ils sortent. Mais tant que je ne leur donnerai pas d’ordre, ils n’agiront pas.
— Et c’est arrivé plusieurs fois. »
Ensavlion eut l’air horrifié, puis en colère. Il fit un pas vers Kris et son visage s’empourpra de rage contenue. Puis il eut un sourire mécontent, frappa ses mains derrière son dos et détourna le regard.
« Mon Dieu, monsieur Dojaan, vos talents de fouineur m’impressionnent. Vous allez sur le rift avant d’y être autorisé, et vous posez des questions qui en toute justice devraient rester sans réponse.
— Vous êtes fâché ? »
Ensavlion réfléchit, se calma durant ces quelques secondes de silence et répondit :
« Pas pour l’instant, non. »
Kris décida d’avancer avec précaution et choisit ses mots avec soin.
« Je pensais avoir touché un point sensible. Je n’ai pas fouiné, c’est la vérité. J’ai parlé à un membre de la section pendant mon entraînement, et il a supposé que j’étais la nouvelle recrue d’Attrapevent. Peut-être à cause de ce que j’ai dit, fait ou insinué.
— C’est plus probablement votre nom.
— Il m’a dit immédiatement que nous n’étions pas censés parler de la mission, mais aussi qu’il en faisait partie. Qu’ils attendaient depuis plus d’un an, et qu’ils avaient toujours été présents lorsque le vent soufflait, mais que vous n’aviez jamais donné l’ordre. Et vous ne leur avez jamais expliqué pourquoi. Ils commencent à en avoir assez d’attendre, et c’est pourquoi il va devenir urgent de trouver des remplaçants. »
Ensavlion observait le garçon. Il ne fit pas un bruit, cessa presque de respirer. Kris sentit l’imminence ternie de la question, et son cœur commença à s’emballer tandis qu’il se demandait ce qu’il devrait répondre.
« Je suppose qu’ils disent que j’ai peur. Le commandant Ensavlion est mort de peur d’accomplir cette mission, et à cause de sa lâcheté il empêche l’univers de profiter des bénéfices potentiels de la première expédition organisée et volontaire dans l’Outretemps. Ai-je raison, Kris ? »
Kris ne dit rien, ne fit rien, mais garda un silence gêné.
« Ils pensent que vous avez peur, confirma-t-il après un moment. Cela leur permet de nier leur peur. »
Ensavlion apprécia manifestement son tact et sa générosité. Si ce n’était pas totalement honnête de la part de Kris, et si Ensavlion s’en rendait compte, rien n’en transpira.
« Tout le monde a peur, bien entendu, c’est naturel, ajouta Ensavlion. Mais ces hommes et ces femmes étaient prêts à risquer la mort ; ils s’étaient engagés dans la mission Attrapevent et ils étaient prêts à aller jusqu’au bout. Brisés de peur, trempés de peur, malades de peur, ils l’auraient quand même fait.
— Pourquoi avez-vous si peur ? » demanda Kris, maintenant que la glace était brisée, et qu’Ensavlion et lui s’étaient rapprochés davantage qu’il ne convenait pour deux hommes de rang et d’âge si différents ; néanmoins, ils s’étaient rapprochés, et il était inutile de nier ou de fuir cette réalité.
Le commandant secoua la tête.
« Je n’ai jamais totalement compris, Kris. Un jour, j’ai regardé un vent du temps… un spectacle magnifique. Je ne saurais pas comment le décrire. Le spectacle le plus fabuleux, le plus incompréhensible de tout l’univers, une expression artistique si distincte, si naturelle qu’elle me remplit de joie, une joie telle que je voudrais chanter avec ce vent, chanter à jamais, faire à jamais partie de ce vent. Pendant des années j’ai lutté, j’ai débattu avec la Fédération, avec les financiers, avec le gouvernement de ce secteur afin d’autoriser une mission suicide dans le temps. J’ai trouvé des volontaires à qui j’ai répété que ce serait folie de ne pas envoyer de mission dans l’Outretemps. Ils m’opposaient sans cesse le même argument : personne n’était revenu, et donc personne ne reviendrait. Aucun renseignement ne nous est parvenu sur l’Outretemps, et donc aucun renseignement ne nous en parviendrait. »
Kris resta un instant interdit.
« Ça n’a pas de sens.
— Je suis d’accord. Ils affirmaient qu’une expédition réussie signifierait que l’on pourrait contrôler l’écoulement aléatoire du temps dans la vallée… Vous voyez ce que je veux dire ? Que le temps s’écoulerait d’un point précis vers un autre point précis, et que tous ceux qui partiraient dans le temps suivraient le même chemin. Si un tel contrôle était possible, alors les hommes perdus ou partis dans le cadre d’une expédition, seraient réapparus, et réapparaîtraient depuis des années…
— Quelqu’un l’a fait. »
Ensavlion éclata de rire.
« Je ne crois pas que l’appui du fantôme aurait pu servir notre cause. En tout cas, le conseil a fini par accepter que soit créé un petit corps expéditionnaire, qui serait maintenu dans le plus grand secret, et dont tous les membres devraient avoir un travail normal et attendre leur décision, leur ordre d’y aller. Puis, lorsque j’ai vu la pyramide – je n’étais pas seul à ce moment-là même si je suis le seul survivant à avoir vu les voyageurs –, l’opinion officielle s’est suffisamment laissé influencer. On m’a donné la responsabilité de la mission, avec une totale latitude d’action pour envoyer le corps expéditionnaire dans la vallée. Le secret a été maintenu. Après quelques semaines, tout intérêt pour la pyramide dorée s’est estompé et je suis devenu… je ne sais pas, la risée de mes hommes sans doute ? Ça ne doit pas être très loin de la vérité. » Il esquissa un sourire.
« Puis deux événements se sont produits, deux événements terribles. En fait, il se peut qu’un troisième événement se soit produit, un changement sur Kamélios, l’une de ces tempêtes électriques qui embrouillent les esprits pendant quelques jours et nous imposent des personnalités différentes. Je ne sais pas. Peut-être le monde et le destin ont-ils conspiré pour retirer l’acier de mes nerfs, mais quoi qu’il se soit produit, j’ai brusquement perdu toute confiance. Même si j’avais peur pour moi, j’avais tout aussi peur pour les personnes que je me préparais à emmener dans le temps avec moi. Brusquement, je ne pouvais plus le faire.
— Qu’est-il arrivé ? C’est peut-être trop…
— Trop quoi ? Trop difficile d’en parler ? Plus maintenant. Au début, oui, et c’est pourquoi je m’en suis abstenu. Oh oui, la mort de votre frère constitue l’un de ces funestes événements. Vous devez le savoir.
— Mais ce n’est pas la raison principale…
— Je l’ignore. Qui peut quantifier ce genre de choses ? Et quel bien cela nous ferait-il, de toute manière ? Mark est mort deux jours après que j’ai mené une expédition dans la vallée vers un endroit baptisé Crête Dix-sept. On ne peut pas le voir d’ici ; il se situe à une soixantaine de kilomètres à l’est, bien loin de la Cité d’Acier. Il y a des stations d’observation là-bas, mais ce ne sont rien d’autre que des stations d’observation. Elles surveillent les vents et nous avertissent en cas de rafale temporelle ou de perturbations électriques. Elles ne sont pas équipées pour envoyer des hommes dans la vallée, ou alors uniquement pour des études préliminaires. Lorsque quelque chose d’intéressant se produit, la section 4 sort avec les groupes de scientifiques, puis c’est ma section, la 8, qui sort avec ses groupes de trois hommes afin de passer la zone au peigne fin, et finalement les grandes sections, de nouveau avec des scientifiques. Tout cela est très complexe, et souvent le plan n’est pas respecté. Bref, juste avant que votre frère soit emporté, j’étais descendu avec un membre d’une des équipes de huit hommes, un groupe chargé de pratiquer une étude superficielle à caractère géologique. Ils voulaient examiner des structures et formations particulièrement fines rejetées par une rafale temporelle – c’est-à-dire un écoulement temporel persistant dans une zone restreinte ; il n’y a aucune manifestation physique, hormis le bruit, une sorte de hurlement aigu. Le temps s’écoule comme un torrent déchaîné et tout ce que l’on voit est uniquement constitué d’impressions sensorielles, de vibrations souterraines – vous étiez au courant que la vallée semble séparée physiquement des terres environnantes, pourtant elle y est connectée. Nous sommes descendus dans la vallée quelques heures après que la rafale se fut apaisée. L’expérience nous a appris que ces écoulements rapides de flux temporels s’éteignent d’eux-mêmes. Je me trouvais en compagnie du groupe de géologues et j’ai aperçu ce qui ressemblait à un fossile dans une strate de roches sédimentaires. Et comme vous le savez probablement, les fossiles sont rares. Je me suis approché, pensant regarder un coquillage plissé et grêlé. Soudain, l’image s’est précisée. Le fossile était de la même couleur que la roche autour de lui, une sorte de gris anthracite ; c’était un casque de combinaison-R. En l’observant bien, on pouvait vaguement discerner la forme d’une combinaison allongée horizontalement. Elle était très écrasée, mais la forme du gant, les cinq doigts fermés, était parfaitement nette. On pourrait contempler cette forme et débattre pendant des heures pour savoir s’il s’agit réellement d’une combinaison-R. Les détails sont pour la plupart effacés, et le casque est tourné vers l’intérieur de la falaise. Nous regardions le casque de derrière. Il est toujours là-bas. Aucun vent ne l’a touché depuis. Personne n’est jamais allé là-bas pour le déterrer.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Pourquoi un homme sortirait-il sans son amulette ? Pourquoi la perte d’un membre d’une équipe implique-t-elle un savant rituel d’exorcisme pour les survivants ? Pourquoi les rifteurs époussettent-ils leur combinaison avant de quitter la vallée ? Parce que agir autrement porte malheur. Parce que sur Kamélios nous n’invitons pas la Vieille Dame du Temps à dîner. Parce que nous respectons les morts, et nous respectons encore plus l’Outretemps.
— Je comprends », dit Kris, avant d’ajouter : « J’ai remarqué que vous ne portiez pas d’amulette. » Ensavlion sourit un bref instant. « Je n’en ai pas besoin, Kris. » Il se toucha le crâne, au-dessus des yeux ; en regardant bien, Kris put distinguer la fine cicatrice d’une opération chirurgicale. « Je porte mon amulette à l’intérieur. »
Il y eut un moment de silence. Kris songea à des rifteurs surgissant d’autres époques non en tant que fantômes, mais en tant que silhouettes vagues dans de profondes strates sédimentaires. Ecrasés et tordus par les forces planétaires, ces explorateurs continuaient d’exister, pétrifiés, fragiles éclats de vie charnelle témoignant de l’intérêt que l’on portait à l’énigme extraterrestre, monumentale mais en un sens futile, malgré le paysage du rift et toutes ces choses remplissant cette entaille creusée dans le monde. Il pensa à Mark.
« Quelques jours plus tard, pour ne rien enlever à l’anxiété que ce fossile humain avait fait naître en vous, vous avez poussé Mark à aller explorer la vallée et vous avez entendu dire qu’il y avait péri. »
Ensavlion acquiesça silencieusement d’un air sinistre et froid.
« C’est à peu près cela. Quand j’ai entendu dire qu’un vent avait emporté Mark, j’ai d’abord éprouvé de la peine, puis de la colère, et enfin une très très profonde déprime. Plus une nuit ne se passait sans que je pense à lui. Il m’a fallu trois semaines pour écrire la lettre à vos parents – je ne pouvais pas me résoudre à utiliser un moyen plus direct. C’était une lettre terrible, pleine de lieux communs. Évidemment, j’avais déjà écrit de telles lettres auparavant, de nombreuses fois. La section 8 est un fer de lance, un groupe de têtes brûlées ; ils vont partout et meurent partout. J’ai envoyé des lettres dans un millier de mondes, dans un millier de maisons, à un millier d’hommes et de femmes que je n’avais jamais vus et qui, pour ce que j’en sais, n’ont jamais reçu ces notes personnelles, mais ont appris les détails par fax-u. Cependant, tous ces morts étaient engagés dans des missions approuvées et sanctionnées. Ils savaient quels risques ils prenaient, et ils les ont pris volontairement ; j’ai souffert de les perdre, mais l’enjeu était plus important. Il était facile de se montrer froid.
— Mais Mark savait que c’était une erreur de sortir, et il vous a fait part de son opinion sans désapprouver vos ordres. Vous l’avez forcé, et il a obéi. C’était un imbécile.
— Il m’a fait confiance. Vous ne comprenez pas cela, Kris ? Il m’a fait confiance, il m’a obéi, parce que même s’il était conscient du risque, du danger, il avait décidé de placer toute sa confiance en moi ; il n’a pas pu se résoudre à douter de moi. Si j’insistais pour qu’il parte, c’est que je savais quelque chose, ou que je possédais un instinct différent, plus rationnel, plus éprouvé. Votre frère est allé dans la vallée parce que je lui avais pour ainsi dire affirmé que rien ne lui arriverait ; j’avais mes références et mon rang, mais je n’avais aucune expérience. Il est mort. Je me demande s’il est mort en pensant à moi, en se demandant si je l’avais fait exprès, si d’une manière ou d’une autre je l’avais méprisé au point de me débarrasser de lui de cette façon. Mais ce n’était pas le cas. Il était comme vous, Kris, sur de nombreux points. De même que je me sens lié à vous, je me sentais lié à lui. Le rang ne signifie rien. Nous partagions un même enthousiasme, un même respect pour cet endroit. Une sensation d’étrangeté, une sensation viscérale d’émerveillement que perdent généralement les gens sur ce monde comme Lena et Léo, vos collègues. Ils sont morts, comme l’acier, fourbi, aiguisé, mais froid, froid. Pas vous. Vous n’êtes pas encore aiguisé, et pas encore fourbi, mais l’énergie qui vibre en vous est presque tangible. Vous êtes venu à la recherche de Mark, et vous avez découvert un monde qui vous a galvanisé. Je l’ai senti dans l’odeur de votre transpiration quand nous nous sommes rencontrés. Piquante, aromatique, la puanteur la plus merveilleuse au monde, la puanteur de l’enthousiasme. C’était la même chose avec Mark. Mais j’ai poussé ce pauvre type, je l’ai poussé parce que je craignais d’accomplir mon propre travail. Je l’envoyais dans la vallée à chaque fois que j’aurais dû y aller en personne. Car la vallée est notre ennemie ; c’est notre mort ; il faut la respecter, même si parfois elle est entièrement sans danger. Elle recèle trop souvent des périls incompréhensibles. J’ai abusé de sa confiance et de son admiration. C’est moi qui l’ai tué. »
Kris regardait le commandant Ensavlion. Un froid terriblement glacial l’habitait. Il se refusait à penser à son frère comme à un homme obéissant stupidement aux ordres ; son frère était un survivant, tous les Dojaan étaient des survivants. Mark aurait dû sentir qu’il ne fallait pas aller dans la vallée ce jour-là. Il n’aurait jamais cru Ensavlion aussi facilement, pas quelqu’un d’aussi faible. Il aurait vu cette faiblesse et aurait remis ses ordres en question. Pourtant, il croyait en l’obéissance. Il haïssait la hiérarchie, mais il respectait toujours les règlements sensés, sincères, réfléchis ; et les ordres tenaient du règlement ; les ordres découlaient des lois d’un lieu, d’un jeu ou d’une situation. Il a donc pu se sentir déchiré, déchiré entre le mépris qu’il éprouvait à l’égard d’Ensavlion – car il ne pouvait évidemment pas avoir eu de respect pour cet homme tremblant et suant – et son respect pour l’autorité et les règlements. Mark aurait-il pu commettre une erreur ? Kamélios aurait-elle pu l’affecter au point que son jugement en aurait été émoussé ? C’était une possibilité trop raisonnable pour la nier. Kris éprouvait de la colère. C’était certainement irrationnel, mais tandis qu’Ensavlion se passait une serviette sur le visage pour éponger la sueur abondante qui avait perlé du front au menton alors qu’il parlait, Kris entendit une voix dire : Frappe ce salaud, frappe-le maintenant. Il ne mérite que ça ! Vas-y ! Lâche-toi ! Mais il resta calme et silencieux. Il obéit aux règles. Il resta assis, tendu, silencieux, conscient que sur le monde de VanderZande, avec son double nom compliqué (la confusion des identités s’étendait jusqu’au monde lui-même !), il devait toujours contrôler parfaitement ses émotions et ses réactions. Pour vaincre ce monde, il était nécessaire de comprendre la nature des forces à l’œuvre en vous. Il savait cela, désormais, et il lui fallait seulement faire l’expérience de ces forces. Il commencerait par ne plus permettre à Ensavlion de se décharger de son embarras, car il ne se laisserait plus fléchir, il ne ferait plus preuve d’aucune pitié. Tout ne serait plus qu’une question de survie, comme Faulcon le lui avait dit deux fois durant son entraînement. Kamélios déteste notre bravoure, elle veut nous castrer mentalement. Lutte. Rebelle-toi et tu auras partie gagnée. Les misérables hériteront des vents du temps, les imprudents hériteront d’un corps coupé en deux par une bourrasque.
Ensavlion avait senti que l'esprit de Kris Dojaan s’endurcissait ; il semblait de nouveau mal à l’aise, à cran. Il s’adossa au poste de télé. Son visage était empreint d’incertitude. Pourtant l’histoire était terminée. Il avait mis son âme à nu devant le jeune homme (ou du moins, il en avait donné l’apparence), il avait exposé les facteurs de sa peur, et peut-être que ce faisant il les avait effacés. Kris ne disait rien. Assis silencieusement, le visage immobile, aussi impassible qu’il était humainement possible d’en donner semblance, il fixait Ensavlion avec arrogance, méprisant le vieillard qu’il voyait. Après de longs instants passés dans cette tension, Ensavlion détourna le regard et baissa les yeux.
« Enfin voilà, Kris, maintenant vous savez. Je ne vous reproche pas d’être un peu revêche, mais peut-être que lorsque vous aurez passé plus de temps sur Kamélios, vous éprouverez un peu plus de compassion… les responsabilités créent des pressions… »
La froideur de la voix d’Ensavlion, se rendit compte Kris, était due à sa propre hostilité. Il devait paraître terriblement sinistre, aussi essaya-t-il de se détendre. Ensavlion avait raison. Ce monde contribuait de façon importante à évaluer les hommes et la valeur de l’expérience qu’ils avaient pu acquérir. Il était inutilement cruel, et naïf, de juger Ensavlion comme s’ils se trouvaient sur Automne d’Oster.
« Je vous prie de m’excuser, commandant. Je suppose… Je suppose que d’avoir entendu parler de Mark et d’avoir affronté le monde qui l’a assassiné, tout cela m’a affecté. Je sens que je me dessèche, que je me recroqueville sur moi-même.
— Je comprends. J’imagine très bien.
— C’est peut-être aussi une réaction face au silence concernant Mark depuis que je suis arrivé. Je pensais vraiment qu’à l’instant même où je descendrais de la navette, quelqu’un allait venir me prendre par le bras et me dire qu’il connaissait mon frère, que c’était un type génial, que sa mort avait été une tragédie, qu’il avait beaucoup d’amis. Je pensais que cette personne allait m’inviter à dîner pour discuter de Mark, voir ce qu’on pouvait faire pour lui porter secours. Vous savez, une sorte d’amitié née en dépit de la tragédie ; des gens qui se sentent concernés.
— Les gens ne se sentent pas concernés sur Kamélios. Du moins, pas après y avoir séjourné un certain temps. »
Kris secoua la tête.
« Ce n’est pas toujours vrai. Vous par exemple ; vous vous sentez manifestement concerné. Par le monde, par vos hommes, et par l’éventualité d’une tragédie. »
Ensavlion acquiesça.
« Oui, vous avez raison. Je généralisais, bien entendu, mais quoi qu’il en soit, même moi, même Léo Faulcon avons été engourdis par ce monde. Il est possible de prendre le contrôle du monde de VanderZande. Nous pouvons devenir ses maîtres, mais le prix sera élevé, terriblement élevé.
— Vous venez de dire que Léo était perspicace.
— D’une certaine manière, oui. Il laisse parler son instinct. Il est perspicace dans le sens où il comprend les humeurs de cette planète, et où il n’y réagit pas impulsivement. J’imagine, cependant, qu’il avait oublié Mark avant que vous ne veniez, et qu’il a comme moi, trouvé délicat de vous en parler. »
Kris était déconcerté. Pendant une seconde il tenta de se rappeler ce que Faulcon lui avait dit, les premiers jours, dans les montagnes, et plus récemment durant leurs longues conversations.
« Je ne crois pas que Faulcon connaissait Mark. Il a entendu parler de lui, bien sûr, mais il ne semblait rien savoir à son sujet.
— Bizarre, dit Ensavlion d’un ton songeur. À quel jeu joue-t-il ? Je me suis mis d’accord avec Faulcon pour que les premiers jours il ne vous dise rien à propos de Mark, afin que vous ayez le temps de vous acclimater à ce monde et de faire connaissance avec lui. Mais je pensais lui avoir bien fait comprendre, l’autre jour, que je voulais qu’il vous parle de leur amitié, afin de briser un peu la glace. Peut-être m’a-t-il mal compris. »
Kris s’était levé. Les sourcils froncés, il fit un pas vers le commandant Ensavlion, puis s’arrêta et croisa les bras tandis qu’il laissait les paroles d’Ensavlion faire leur effet.
« Je ne comprends pas. Léo et Mark étaient amis ?
— Les meilleurs amis du monde, dit Ensavlion calmement. Je me demande pourquoi il ne vous a rien dit.
— Non seulement il ne m’a rien dit, mais il a explicitement et catégoriquement nié connaître Mark. Pourquoi mentirait-il à ce point ? »
Ensavlion haussa les épaules.
« Comme je vous l’ai dit…
— Non ! Je n’y crois pas. Les premiers jours, d’accord, peut-être qu’il aurait pu estimer préférable de me laisser m’adapter. Mais on a passé tellement de temps ensemble… on a parlé, on s’est saoulés, on s’est entraînés… il n’a pas manqué d’occasions de me dire ce qu’il avait à me dire. Vous êtes sûr que lui et Mark étaient amis ? »
Ensavlion était mal à l’aise, mais résolu. Il hocha imperceptiblement la tête.
« Évidemment. Vous devriez lui poser la question. La seule raison pour laquelle je vous ai affecté à cette équipe… pour laquelle je les ai obligés, lui et Lena, à attendre une nouvelle recrue pendant plusieurs semaines… c’est que j’étais au courant de votre venue… Je voulais qu’il vous aide à comprendre ce qui s’était produit. Je voulais qu’il vous donne une image bienveillante de Kamélios, afin que vous puissiez accepter ce dans quoi Mark s’était engagé, et ce que vous vous êtes engagé à faire à sa place. »
Ensavlion s’était-il servi du jeune remplaçant comme d’une excuse pour différer la mission dans l’Outretemps, se demanda Kris tandis qu’il suivait son commandant jusqu’à la salle principale de la station. Seuls les techniciens étaient présents. Tout cela n’était-il qu’une série d’excuses, de délais, qui tous semblaient raisonnables, dans le but de masquer les craintes d’Ensavlion ? Mais pourquoi Faulcon ne lui avait-il rien dit ? Il devait y avoir une raison, et parce qu’il était possible que Faulcon ait voulu qu’il découvre de sa propre initiative certaines vérités et certains faits au sujet de son frère avant d’en discuter avec lui plus personnellement, Kris décida à contrecœur d’interroger Léo avec circonspection et pondération. Discuter et ne pas laisser ses poings parler en premier.